Emprisonnement politique, mort civile et conséquences de l’érosion démocratique
Principaux constats
L’emprisonnement politique est un instrument fondamental pour limiter les dissensions, et va de pair avec une érosion plus générale de la démocratie. Les peines de prison, les incarcérations et les poursuites visant les opposants au gouvernement se sont sensiblement multipliées sur fond de tensions politiques dans six pays récemment confrontés à un recul démocratique : le Nicaragua, la Tanzanie, la Thaïlande, la Tunisie, la Turquie et le Venezuela. Les personnes ciblées sont parfois détenues pendant de longues périodes sans condamnation officielle, privées de toute possibilité de mener une politique d’opposition, d’exercer leur métier de journaliste ou de militer en faveur des droits humains. Outre les effets physiques, l’emprisonnement engendre des coûts psychologiques et financiers importants, qui peuvent aussi affecter les familles des détenus.
Pour chaque prisonnier politique derrière les barreaux, des opposants bien plus nombreux sont soumis à des contraintes plus subtiles, assimilables à une sorte de « mort civile ». Les dirigeants antidémocratiques emploient également d’autres formes de répression qui empêchent les dissidents et les détracteurs du gouvernement de faire leur travail et de participer normalement à la vie de la société, une situation qualifiée de « mort civile » par les experts. La mort civile repose sur des tactiques telles que le contrôle des déplacements, la surveillance physique, le blacklisting et la saisie des biens. Ces restrictions, souvent conjuguées, peuvent être imposées par des moyens officiels ou non, et par des acteurs étatiques ou non étatiques. Dans chacun des six pays étudiés, nous avons observé des combinaisons de restrictions qui s’apparentent à une condamnation à la mort civile.
L’asservissement de l’appareil judiciaire facilite les emprisonnements politiques et les mesures de mort civile à l’initiative des régimes autocratiques. Les dirigeants qui parviennent à prendre le contrôle du système judiciaire peuvent faire des tribunaux un puissant outil de répression. Lorsque la justice agit dans l’intérêt de l’exécutif, les personnes visées perdent également accès aux mécanismes essentiels de recours et de redevabilité. Les membres les plus indépendants du système judiciaire courent eux-mêmes le risque d’être la cible des persécutions de l’État, et d’être évincés puis remplacés par de fidèles partisans du gouvernement, ce qui affaiblit encore plus l’institution.
Combattre l’emprisonnement politique et les mesures de mort civile joue un rôle crucial dans la lutte pour la liberté. L’emprisonnement politique et la mort civile renforcent le pouvoir des dirigeants antilibéraux en écartant de la société leurs critiques les plus vigoureux et les plus efficaces. Ces stratégies sont parfois déployées dans des pays qui connaissent une érosion démocratique, mais n’ont pas basculé vers un régime autoritaire. Il est indispensable de garder à l’œil les emprisonnements politiques et les tactiques de mort civile et de se mobiliser lorsque ces méthodes sont employées afin de contrer l’autoritarisme, de soutenir les acteurs de la transformation démocratique et d’éviter de futures vagues de répression.
Introduction
L’État ne manque pas d’imagination quand il s’agit d’intimider la population pour la faire taire1.
— Militant de la société civile en Tanzanie
Un leader de l’opposition se retrouve derrière les barreaux, accusé de multiples délits fictifs avant les élections nationales. Une adolescente est accusée de diffamation envers la monarchie après avoir appelé à une transition démocratique dans son pays. Elle n’est pas autorisée à retourner en cours après sa libération sous caution. Un défenseur des droits humains voulant se rendre à l’étranger pour raisons professionnelles apprend qu’il fait l’objet d’une enquête pour terrorisme et d’une interdiction de voyager. Sa collègue croupit en détention provisoire depuis plus d’un an. Une juge est destituée après la suspension du Parlement par le président de son pays ; le versement de sa pension est interrompu et elle n’est plus prise en charge par son assurance maladie.
Ce ne sont là que quelques exemples des moyens employés par les régimes non démocratiques pour empêcher leurs opposants réels ou supposés (défenseurs des droits humains, journalistes, militants politiques, leaders de l’opposition, fonctionnaires, transfuges du gouvernement, manifestants et citoyens ordinaires) de vivre leur vie. La stratégie la plus visible est l’emprisonnement politique, au moyen de poursuites et de condamnations à des peines de prison ou par le biais de détentions préventives qui peuvent se prolonger pendant des mois voire des années avant que les affaires soient résolues.
Cependant, pour chaque prisonnier politique derrière les barreaux, des opposants et des critiques bien plus nombreux sont soumis à des contraintes plus subtiles, assimilables à ce que certains experts appellent la « mort civile ». Quoique ce terme ait différentes significations suivant les domaines d’étude2, Freedom House définit ici la mort civile comme une situation dans laquelle des opposants sont privés de leur capacité à participer à la vie de la société par une combinaison de mesures répressives telles que le contrôle des déplacements, la surveillance physique, le blacklisting et la saisie des biens. En pratique, ces méthodes peuvent se traduire par des interdictions de voyager et des confiscations de passeports, la présence d’un agent de police posté devant le domicile à la vue de tout le voisinage, des difficultés à trouver ou garder un emploi parce que l’on est « blacklisté » ou stigmatisé socialement, une expulsion de l’université, la saisie des biens, ou encore le gel des comptes bancaires. Ces mesures peuvent être appliquées dans le cadre d’une libération conditionnelle après un emprisonnement politique, ou imposées de façon autonome, sur ordre officiel ou sous la pression de la société. Souvent, plusieurs méthodes sont employées à la fois, et l’accumulation étouffante de leurs répercussions empêche les personnes visées de travailler ou de vivre normalement.
L’emprisonnement politique3 et, dans une certaine mesure, les tactiques de répression à l’origine de la mort civile suscitent beaucoup d’attention dans les régimes qui ont basculé depuis longtemps dans l’autoritarisme, notamment la Chine, l’Iran et la Corée du Nord. Toutefois, le recours à ces stratégies pour punir les opposants et les critiques et les réduire au silence est également marqué dans certains pays où l’érosion démocratique est plus récente. Dans le cadre de nos recherches, nous avons voulu comprendre comment les aspirants ou apprentis autocrates font taire leurs opposants et comment ces méthodes se manifestent en période d’affaiblissement démocratique. Le présent rapport examine ces dynamiques dans six pays qui ont enregistré un important recul démocratique ces 20 dernières années : le Nicaragua, la Tanzanie, la Thaïlande, la Tunisie, la Turquie et le Venezuela.
Ce rapport s’appuie sur des entretiens réalisés avec 42 experts de ces pays, ainsi que sur des recherches documentaires. Parmi les personnes interrogées se trouvent des acteurs de la société civile, des défenseurs des droits humains, des journalistes, des chercheurs et des universitaires ; plusieurs ont elles-mêmes connu l’emprisonnement politique ou été confrontées à des méthodes de mort civile. Les citations issues de leurs témoignages ont été légèrement modifiées par souci de clarté.
- 1Interview with a Tanzanian civil society actor who requested anonymity, July 2023.
- 2The term “civil death” has been used in various ways in other fields of study, including in analysis of antiquated and contemporary law, and to characterize discrimination against people with disabilities or who face certain diseases, among others. Gabriel J. Chin, “The New Civil Death: Rethinking Punishment in the Era of Mass Conviction,” University of Pennsylvania Law Review 160, no. 6 (2012): 1789-1833, https://scholarship.law.upenn.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1067&cont…; National Council on Disability, “Beyond Guardianship: Toward Alternatives That Promote Greater Self-Determination,” March 22, 2018, https://ncd.gov/sites/default/files/NCD_Guardianship_Report_Accessible…; Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, “UN rights expert urges action to end ‘civil death’ of persons affected by leprosy,” June 19, 2018, https://www.ohchr.org/en/press-releases/2018/06/un-rights-expert-urges-….
- 3Le terme « emprisonnement politique » est employé dans le présent rapport comme un terme générique désignant les peines de prison infligées pour des motifs politiques ainsi que les détentions, les poursuites et les enquêtes pour raisons politiques visant des opposants ou des critiques réels ou supposés du gouvernement. Le terme « opposant au gouvernement » s’applique également aux critiques et aux personnes qui expriment leur désaccord.
Dans chacun des six pays étudiés, l’emprisonnement politique contribue à limiter les dissensions dans un contexte plus large d’érosion démocratique Nous avons en outre observé un recours aux tactiques qui conduisent à la mort civile (contrôle des déplacements, surveillance physique, blacklisting et saisie des biens) dans les six pays également. L’emprisonnement politique et les mesures de mort civile ont été employés dans le cadre de prises de pouvoir non démocratiques, de grandes manifestations populaires contre le gouvernement et de campagnes électorales. D’autre part, ces méthodes sont déployées dans des pays qui ne sont pas encore passés à un régime autoritaire. Elles n’ont pas fait leur apparition une fois atteints les tréfonds de l’autoritarisme (certains gouvernements n’y sont d’ailleurs toujours pas), mais à des périodes où les pays concernés se classaient dans la catégorie des pays « libres » ou « partiellement libres » selon Freedom in the World, le rapport annuel de Freedom House sur les droits politiques et les libertés civiles. Notre constat est que l’emprisonnement politique et la mort civile vont de pair avec un affaiblissement démocratique.
Il existe un risque sérieux et préoccupant que ces méthodes soient utilisées contre les plus fervents défenseurs de la démocratie, qui œuvrent courageusement dans les pays du monde confrontés à un recul démocratique. Non seulement l’emprisonnement politique et les mesures de mort civile éliminent efficacement les opposants et les dissidents de la société, mais ils peuvent aussi produire des effets dévastateurs sur les plans physique, psychologique et économique, pour les personnes visées comme pour leurs proches. Malheureusement, les victimes n’ont guère de possibilités de déposer un recours ou de demander des comptes, car ces incarcérations injustes sont soutenues par un système judiciaire complaisant et les juges eux-mêmes peuvent être pris pour cible s’ils ne rentrent pas dans le rang.
« Dès lors qu’un outil peut leur servir à contrôler la société, ils l’utilisent à cette fin », témoigne Christopher Hernandez-Roy, directeur adjoint et attaché supérieur de recherche du Programme Amériques au Center for Strategic and International Studies (Centre d’études internationales et stratégiques), qui a rendu compte de graves violations des droits humains dans un contexte de répression de masse au Venezuela1. Malgré tout, divers acteurs continuent de résister vaillamment à l’autoritarisme.
- 1Interview with Christopher Hernandez-Roy, Senior Fellow and Deputy Director, Americas Program, Center for Strategic and International Studies, August 2023.
Les barreaux visibles : emprisonnement politique sur fond de recul démocratique
Ils ont arrêté des politiciens connus, des dirigeants de partis politiques, des juges et des avocats. Qui suis-je, moi ? Je pourrais disparaître, personne n’en entendrait parler1.
— Acteur de la société civile
Les peines de prison, les détentions et les poursuites pour motifs politiques existent dans le monde entier, et leur utilisation n’est pas réservée aux régimes autoritaires les plus durs. Ces méthodes ont été observées dans des territoires qui connaissent de nombreuses formes d’érosion de la démocratie, comme le montre chacune des six études de cas réalisées par Freedom House pour les besoins du présent travail de recherche. Nous avons pu constater que l’emprisonnement politique apparaissait dans des contextes de démantèlement tantôt brutal, tantôt progressif des institutions démocratiques, et engendrait d’importantes conséquences physiques, psychologiques et financières sur les personnes détenues ainsi que sur leurs proches.
Multiplication des emprisonnements politiques
Les prises de pouvoir, notamment lorsqu’elles font suite à un coup d’État, s’appuient souvent sur des campagnes d’emprisonnement politique musclées qui rendent la contestation des mesures antidémocratiques nettement plus dangereuse. En Thaïlande, où se sont succédé les coups d’État militaires2, des centaines de personnes, notamment des responsables politiques, des journalistes et des militants, ont été placées dans des centres de détention militaire après le dernier putsch de 2014, pour des stages dits « d’ajustement d’attitude » d’une durée pouvant généralement aller jusqu’à sept jours3. En Tunisie, après d’importantes avancées démocratiques durant les dix années qui ont suivi le renversement de Zine el-Abidine Ben Ali, le président Kaïs Saïed a suspendu le Parlement en juillet 2021, pour finalement le dissoudre l’année suivante, démantelé les nouvelles institutions démocratiques du pays et organisé un référendum constitutionnel afin de renforcer les pouvoirs de l’exécutif. Depuis la prise de pouvoir de Saïed, au moins huit leaders des principaux partis d’opposition ont été placés en détention provisoire sur la base d’accusations infondées de menace à la sécurité nationale, des journalistes et des défenseurs des droits humains ont été incarcérés en vertu d’une nouvelle loi répressive sur la cybercriminalité, et des entrepreneurs, des juristes et d’autres citoyens ont été accusés d’être mêlés à de vagues affaires de « conspiration »4.
Les coups d’État manqués favorisent également l’érosion démocratique et les emprisonnements politiques. Après une tentative de coup d’État en 2016, président Recep Tayyip Erdoğan a fait adopter une réforme constitutionnelle qui, en pratique, lui permet de gouverner la Turquie par décrets présidentiels. Armé de ces nouveaux pouvoirs, Erdoğan peut emprisonner et détenir pratiquement n’importe quel individu représentant une menace : « Dès lors qu’une personne se montre efficace, on s’en prend à elle », résume une actrice de la société civile turque5. Des journalistes, des membres de l’opposition et des universitaires, entre autres, ont ainsi dû faire face à de longues périodes de détention préventive et à de lourdes peines de prison6.
Des régimes établis de longue date qui n’ont pas totalement basculé dans l’autoritarisme ont eux aussi recours à l’emprisonnement politique et incarcèrent plus ou moins d’opposants selon les périodes. En Tanzanie, la victoire présidentielle de John Magufuli, candidat du parti Chama Cha Mapinduzi (CCM) qui domine le paysage politique depuis des décennies, dans une élection exceptionnellement serrée en 2015, a marqué le début d’une période de répression sans précédent contre l’opposition politique, les médias, la société civile et toute personne considérée comme une menace pour le régime. Cette chasse aux opposants s’est appuyée sur la législation existante et sur de nouvelles lois, notamment une loi réglementant les partis politiques et une interdiction des rassemblements politiques appliquée de façon sélective aux partis d’opposition afin d’arrêter leurs membres7.
La résistance à un régime de plus en plus autoritaire au Nicaragua et au Venezuela a donné lieu à de violentes répressions, avec des détentions arbitraires en masse, rendues possibles par le démantèlement systématique des institutions démocratiques et la consolidation du pouvoir exécutif. Au Venezuela, Hugo Chávez a préparé le terrain aux emprisonnements politiques ordonnés en nombre par son successeur Nicolás Maduro, notamment en noyautant les tribunaux et en faisant adopter différentes lois. Si Chávez lui-même n’avait pas pour habitude de mettre ses opposants sous les verrous8, Maduro a pour sa part sensiblement accru le recours à l’emprisonnement politique et à la violence à grande échelle, en particulier lors des manifestations massives organisées contre le gouvernement en 2014, 2017 et 20199. « Avec Maduro, on a assisté à un retour à la répression systématique classique : arrestations arbitraires, violences dans les rues, pas de procédure légale, torture des détenus », commente Tamara Taraciuk Broner, directrice du programme sur l’État de droit de l’Inter-American Dialogue (Dialogue interaméricain), interrogée par Freedom House10. Selon l’organisation non gouvernementale Foro Penal, près de 16 000 personnes ont été incarcérées pour des raisons politiques entre janvier 2014 et décembre 2022 au Venezuela. À titre de comparaison, l’organisation signale que le pays ne comptait que 11 prisonniers politiques à la mort de Chávez en 201311
- 1Interview with Radwan Masmoudi, president of the Center for the Study of Islam and Democracy, August 2023, speaking on behalf of citizens and activists based in Tunisia.
- 2Jonathan M. Powell and Clayton L. Thyne, “Global Instances of Coups from 1950 to 2010: A New Dataset,” Journal of Peace Research 48, no. 2 (2011): 249-259, https://www.uky.edu/~clthyn2/coup_data/home.htm.
- 3Human Rights Watch, “To Speak Out is Dangerous: Criminalization of Peaceful Expression in Thailand,” October 24, 2019, https://www.hrw.org/report/2019/10/25/speak-out-dangerous/criminalizati…. See also interviews with Akarachai Chaimaneekarakate, advocacy lead for Thai Lawyers for Human Rights, August 2023; Tyrell Haberkorn, Director of Graduate Studies, Professor of Southeast Asian Studies, University of Wisconsin-Madison, July 2023; and Bencharat Sae Chua, Institute of Human Rights and Peace Studies, Mahidol University, Thailand, July 2023.
- 4Amnesty International, “Human rights under assault two years after President Saied’s power grab,” July 24, 2023, https://www.amnesty.org/en/latest/campaigns/2023/07/human-rights-under-….
- 5Interview with a Turkish civil society actor, June 2023.
- 6Human Rights Watch, “Turkey: Government Targeting Academics,” May 14, 2018, https://www.hrw.org/news/2018/05/14/turkey-government-targeting-academi…; Human Rights Watch, “Turkey: Release Politicians Wrongfully Detained for 7 Years,” November 3, 2023, https://www.hrw.org/news/2023/11/03/turkey-release-politicians-wrongful…; Media and Law Studies Association (MLSA) Stakeholder report, Universal Periodic Review 35th Session, Turkey.
- 7American Bar Association, Center for Human Rights, “Submission by the American Bar Association, Center for Human Rights (ABA CHR) in respect of the third periodic cycle of the Universal Periodic Review (UPR) of the United Republic of Tanzania, 39th Session of the UPR Working Group (October - November 2021),” June 2021, https://www.americanbar.org/content/dam/aba/administrative/human_rights…; Freedom House, “Tanzania,” in Freedom in the World 2019, https://freedomhouse.org/country/tanzania/freedom-world/2019.
- 8See, for example, interviews with Christopher Hernandez-Roy, Senior Fellow and Deputy Director, Americas Program, Center for Strategic and International Studies, August 2023; and Tamara Taraciuk Broner, Rule of Law Program Director for Inter-American Dialogue, August 2023.
- 9Interview with a representative from the Center for Defenders and Justice, July 2023.
- 10Interview with Tamara Taraciuk Broner, Rule of Law Program Director for Inter-American Dialogue, August 2023.
- 11Foro Penal, “Reporte sobre la represión en Venezuela. Año 2022 [Report on repression in Venezuela in 2022],” February 12, 2023, https://foropenal.com/reporte-sobre-la-represion-en-venezuela-ano-2022/; Alfredo Romero, “The Repression Clock: A Strategy Behind Autocratic Regimes,” Wilson Center Latin American Program, July 2020, https://www.wilsoncenter.org/sites/default/files/media/uploads/document….
Au Nicaragua, l’érosion de la démocratie s’est accélérée après l’élection de Daniel Ortega à la présidence en 2006. Ortega, de plus en plus déterminé à consolider son pouvoir, a supervisé une violente répression des manifestations massives conduites contre le gouvernement en avril 2018 pour dénoncer un projet de diminution du montant des retraites ; en milieu d’année, plus de 1 900 personnes avaient été arrêtées, parmi lesquelles des leaders de l’opposition, des militants, des universitaires et des journalistes1. Depuis, les arrestations se sont poursuivies, et même multipliées de nouveau durant la période précédant un simulacre d’élection présidentielle en 20212. Dans un rapport de mars 2023, le Groupe d’experts des droits de l’homme des Nations unies sur le Nicaragua a conclu avoir des motifs raisonnables de penser que les violations et les abus perpétrés depuis 2018 sur ordre de l’administration Ortega constituaient des crimes contre l’humanité3.
Certains dirigeants ont intensifié les emprisonnements politiques en réponse à d’autres manifestations essentiellement pacifiques, de façon à décourager autant que possible les dissensions futures. De grandes manifestations organisées par les jeunes en faveur de la démocratie en Thaïlande en 2020 et 2021, en partie en réaction à la décision de la Cour constitutionnelle de dissoudre l’un des principaux partis d’opposition4, ont conduit à une vague d’arrestations : selon certaines informations, en août 2023, près de 2 000 personnes faisaient l’objet de poursuites pénales en lien avec les manifestations5. En Turquie, en 2013, la police a violemment réprimé le mouvement de protestation du parc Gezi, initialement créé en opposition à la destruction du parc, déclenchant des manifestations contre le gouvernement dans tout le pays6. Des milliers de manifestants ont été placés en détention au moment des faits, et ce qu’on a baptisé le « procès de Gezi » a abouti en 2022 à la condamnation de huit militants pour diverses allégations de complot. Cinq d’entre eux se trouvaient encore derrière les barreaux en novembre 20237.
L’emprisonnement de militants, de dissidents, de journalistes et d’autres citoyens ayant osé dénoncer les abus du gouvernement a de graves conséquences sur la santé démocratique d’un pays. Leur mise à l’écart de la société permet aux dirigeants autoritaires et à tendance autoritaire de commettre des exactions sans être surveillés de trop près, quant aux opposants qui demeurent libres, la crainte légitime d’être incarcérés à leur tour peut les dissuader de s’exprimer publiquement. « Parfois, je me dis qu’en fait, ça arrange bien le régime que [les anciens détenus et prisonniers politiques vénézuéliens] racontent ce qu’ils ont vécu, parce que ça contribue aussi à faire régner la peur », confie le journaliste vénézuélien Franz von Bergen lors de son entretien avec Freedom House8.
- 1Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, “Human Rights Violations and Abuses in the Context of Protests in Nicaragua 18 April - 18 August 2018,” August 2018, https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/NI/HumanR….
- 2“OAS members condemn Nicaragua elections, urge action,” Reuters, November 12, 2021, https://www.reuters.com/world/americas/oas-members-condemn-nicaragua-el…; UN Human Rights Council, Report of the Group of Human Rights Experts on Nicaragua, A/HRC/52/63 (March 2, 2023). See also interviews with Yaritzha Mairena, representative of the National Union of Nicaraguan Political Prisoners, August 2023; Lucas Perelló, assistant professor of political science, Marist College, June 2023; a Nicaraguan human rights lawyer who requested anonymity, August 2023; a Nicaraguan journalist, July 2023; and a Nicaraguan human rights defender, August 2023.
- 3UN Human Rights Council, Report of the Group of Human Rights Experts on Nicaragua, A/HRC/52/63 (March 2, 2023).
- 4Rebecca Ratcliffe, “Thai court dissolves opposition party Future Forward,” Guardian, February 21, 2020, https://www.theguardian.com/world/2020/feb/21/thai-court-dissolves-oppo….
- 5Interview with Akarachai Chaimaneekarakate, advocacy lead for Thai Lawyers for Human Rights, August 2023.
- 6Amnesty International, “Gezi Park protests: Brutal denial of the right to peaceful assembly in Turkey,” October 2, 2013, https://www.amnesty.org/en/documents/EUR44/022/2013/en/.
- 7Human Rights Watch, “Turkey: Top Court Upholds Rights Defender’s Life Term,” October 10, 2023, https://www.hrw.org/news/2023/10/10/turkey-top-court-upholds-rights-def….
- 8Interview with Franz von Bergen, Venezuelan journalist, June 2023.
Pressions sur les familles et les proches
Non seulement l’emprisonnement politique des critiques et des opposants nuit à la société civile, mais il porte gravement et durablement atteinte aux victimes et à leurs familles. Dans les six pays étudiés, les experts font état de sérieuses conséquences physiques et psychologiques. Différentes formes d’abus ont été recensées, parmi lesquelles le recours systématique à la torture au Nicaragua et au Venezuela, mais aussi des violences lors des arrestations ou en début de détention, ainsi qu’une privation de soins médicaux1.
Par ailleurs, les effets de l’emprisonnement politique ne se limitent pas à l’individu visé et aux groupes auxquels il appartient. Ils pèsent aussi lourdement sur les familles et les proches, parfois soumis à des pressions des autorités pour les inciter à renoncer au militantisme ou à se rendre, ou pour affaiblir davantage la personne initialement prise pour cible. Parfois, les proches font eux-mêmes l’objet de poursuites pénales ou d’une incarcération pour raisons politiques, ou font face à des menaces et des manœuvres d’intimidation de la part d’acteurs étatiques et non étatiques, notamment des partisans du gouvernement et des miliciens2. Dans certains cas, cela peut provoquer des conflits au sein des familles3. Il arrive également que ces pressions poussent les proches à fuir le pays, entraînant la séparation des familles4. L’emprisonnement politique a de profondes répercussions psychologiques sur les membres de la famille des détenus, et ce pour d’innombrables causes, telles que le fait d’assister à des rafles et des arrestations, l’incertitude quant à l’endroit où se trouve leur proche, ou encore les visites éprouvantes en prison, si tant est que celles-ci soient autorisées5.
Des difficultés économiques touchant les détenus et leurs familles ont également été rapportées dans chacun des six pays examinés ; en effet, c’est souvent le soutien de famille qui se retrouve derrière les barreaux6. Les cautions et l’assistance juridique peuvent s’avérer onéreuses7 ; de surcroît, il n’est pas rare que les proches doivent fournir aux prisonniers politiques des produits de première nécessité, notamment de la nourriture et des médicaments, un fardeau financier particulièrement accablant pour les familles à faible revenu. Au Nicaragua, un avocat spécialisé dans la défense des droits humains évoque la situation des prisonniers politiques aux revenus modestes dans son pays : « Leurs proches galèrent, et les jours où ils apportent de la nourriture au détenu, il y a des chances qu’eux-mêmes ne mangent pas8 ». Les trajets pour se rendre à la prison et ravitailler un détenu ou pour assister aux audiences sont eux aussi très coûteux9. En outre, ces répercussions ne disparaissent pas à la libération du détenu, mais peuvent se prolonger dans le temps. Les programmes de soutien aux prisonniers politiques doivent donc prévoir un accompagnement global pour les aider à se rétablir physiquement, émotionnellement et financièrement.
- 1International Federation for Human Rights, “Tanzania: Arbitrary detention of Mr. Tito Magoti,” December 26, 2019, https://www.fidh.org/en/issues/human-rights-defenders/tanzania-arbitrar…; “African court orders Tunisia to allow legal access to political prisoners,” Middle East Eye, September 2, 2023, https://www.middleeasteye.net/news/african-court-orders-tunisia-allow-l…; UN Human Rights Council, Detailed findings of the independent international factfinding mission on the Bolivarian Republic of Venezuela, A/HRC/45/CRP.11 (September 15, 2020); UN Human Rights Council, Report of the Group of Human Rights Experts on Nicaragua, A/HRC/52/63 (March 2, 2023). See also, for example, interviews with Javier Corrales, Dwight W. Morrow 1895 professor of Political Science, Amherst College, August 2023; Nate Grubman, political scientist researching Tunisian politics, June 2023; Yaritzha Mairena, representative of the National Union of Nicaraguan Political Prisoners, August 2023; Fulgence Massawe, director of advocacy and reforms for the Legal and Human Rights Centre, July 2023; a representative from the Venezuelan Observatory of Social Conflict, August 2023; a scholar focused on Tanzania who requested anonymity, August 2023; and a scholar focused on Venezuela, August 2023.
- 2“Confirman condena de ocho y diez años de cárcel a familiares del opositor exiliado, Javier Álvarez [Relatives of exiled opposition leader sentenced to 8 and 10 years in prison],” Confidencial, January 18, 2023, https://confidencial.digital/nacion/confirman-condena-de-ocho-y-diez-an…; “Thai activist’s mother charged under royal insult laws over Facebook post,” Reuters, August 1, 2016, https://www.reuters.com/article/us-thailand-politics-idUSKCN10C230/; Alfredo Romero, “The Repression Clock: A Strategy Behind Autocratic Regimes,” Wilson Center Latin American Program, July 2020, https://www.wilsoncenter.org/sites/default/files/media/uploads/document…; UN Human Rights Council, Detailed findings of the independent international factfinding mission on the Bolivarian Republic of Venezuela, A/HRC/45/CRP.11 (September 15, 2020); José Urrejola, “Secuestros de familiares de opositores en Nicaragua [Kidnappings of relatives of opponents in Nicaragua],” Deutsche Welle (DW), September 19, 2022, https://www.dw.com/es/secuestros-de-familiares-de-opositores-en-nicarag…. See also interviews with a civil society actor focused on Thailand who requested anonymity, June 2023; Howard Eissenstat, associate professor, St. Lawrence University, July 2023; Tamara Taraciuk Broner, Rule of Law Program Director for Inter-American Dialogue, August 2023; and Jesús Tefel, Nicaraguan activist, July 2023.
- 3See, for example, interviews with Pavin Chachavalpongpun, a Thai scholar and activist, July 2023; Akarachai Chaimaneekarakate, advocacy lead for Thai Lawyers for Human Rights, August 2023; a civil society actor focused on Thailand who requested anonymity, June 2023; and an activist focused on Tunisia who requested anonymity, August 2023.
- 4See, for example, interviews with Tamara Taraciuk Broner, Rule of Law Program Director for Inter-American Dialogue, August 2023; Jesús Tefel, Nicaraguan activist, July 2023; and a Nicaraguan human rights defender, August 2023.
- 5Interviews with Pavin Chachavalpongpun, a Thai scholar and activist, July 2023; Tamara Taraciuk Broner, Rule of Law Program Director for Inter-American Dialogue, August 2023; a Nicaraguan human rights defender, August 2023; and a civil society actor based in Turkey who requested anonymity, July 2023.
- 6UN Human Rights Council, Detailed findings of the independent international factfinding mission on the Bolivarian Republic of Venezuela, A/HRC/45/CRP.11 (September 15, 2020). See also interviews with Kevin Hewison, Emeritus Professor, Department of Asian Studies, The University of North Carolina at Chapel Hill, July 2023; Yaritzha Mairena, representative of the National Union of Nicaraguan Political Prisoners, August 2023; Radwan Masmoudi, president of the Center for the Study of Islam and Democracy, August 2023; Lucas Perelló, assistant professor of political science, Marist College, June 2023; Jesús Tefel, Nicaraguan activist, July 2023; a Nicaraguan journalist, July 2023; a Nicaraguan human rights defender, August 2023; a Tanzanian civil society actor, August 2023; and a civil society actor based in Turkey who requested anonymity, July 2023.
- 7See, for example, interview with Aikande Kwayu, independent political analyst in Tanzania, August 2023.
- 8Interview with a Nicaraguan human rights lawyer who requested anonymity, August 2023.
- 9See, for example, interviews with Tyrell Haberkorn, Director of Graduate Studies, Professor of Southeast Asian Studies, University of Wisconsin-Madison, July 2023; a Nicaraguan human rights lawyer who requested anonymity, August 2023; and a Nicaraguan human rights defender, August 2023.
Les barreaux invisibles : conséquences de la mort civile
La mort civile a été une expérience terrible1.
— Défenseur des droits humains au Nicaragua
Enfermer physiquement les opposants et les détracteurs du gouvernement en centre de détention ou en prison est une stratégie bien visible pour écarter ces individus de la société. Cependant, en dehors de l’incarcération, il existe une multitude d’autres tactiques pour entraver la capacité des défenseurs des droits humains, des journalistes, des militants politiques, des figures de l’opposition et d’innombrables autres citoyens à mener une vie normale, et a fortiori à œuvrer en faveur de la démocratie et des droits humains. Plusieurs personnes interrogées ont qualifié cette situation de « mort civile »2. La stratégie de la mort civile est aussi reconnue par les partisans des dirigeants autoritaires. En 2016, par exemple, un journaliste progouvernement a appelé à la « mort civile » pour les universitaires dissidents en Turquie3.
Le concept de mort civile n’est pas nouveau : on le retrouve dans divers ouvrages et rapports, employé pour désigner différentes réalités dans différents contextes. Il s’applique notamment aux conditions de vie imposées aux critiques et aux opposants dans un régime autoritaire, à des dispositions figurant dans le droit contemporain et dans des lois tombées en désuétude, et à la discrimination subie par les personnes handicapées ou souffrant de certaines maladies4. Nous nous intéresserons ici à la première acception, à savoir, l’association de plusieurs méthodes contraignantes dans le but d’empêcher les opposants de participer à la vie de la société. Quoique cette liste ne soit pas exhaustive, nous avons classé ces méthodes en quatre grandes catégories : le contrôle des déplacements domestiques et internationaux, la surveillance physique des individus ciblés, la limitation de l’accès à l’emploi, à l’éducation et aux services d’État (blacklisting) et la saisie des biens et des actifs.
Ces mesures peuvent être utilisées dans le cadre d’une arrestation, d’une enquête ou d’une libération conditionnelle, ou déployées de façon autonome. Elles peuvent être appliquées de manière officielle, avec ou sans avertissement préalable, ou naître de la pression sociale. La mort civile est intimement liée au rappel constant que le moindre faux pas peut vous conduire en prison.
C’est lorsqu’elles sont conjuguées les unes aux autres que les tactiques de mort civile sont le plus redoutables. Ainsi, la surveillance rapprochée d’un individu peut affecter sa capacité à se déplacer dans le pays et à l’étranger. La surveillance peut en outre s’exercer de façon bien visible ; le domicile des opposants est alors cerné par des agents de police qui questionnent les voisins, ce qui engendre une forte pression sociale susceptible de limiter les perspectives d’emploi et d’occasionner un blacklisting informel. Cette porosité entre les différentes tactiques, et donc entre leurs conséquences, montre bien que la mort civile n’est pas le résultat de méthodes particulières faciles à catégoriser, mais plutôt de l’interaction de plusieurs méthodes de répression enchevêtrées les unes aux autres afin de créer des obstacles à tous les niveaux. Dans chacun des six pays étudiés, nous avons observé un recours à plusieurs de ces mesures de mort civile contre les opposants au gouvernement.
Ces méthodes étant plus subtiles qu’un emprisonnement pur et simple, les régimes répressifs peuvent les utiliser contre un grand nombre d’opposants et de critiques en attirant moins l’attention des organisations internationales, des gouvernements démocratiques et d’autres observateurs. Elles peuvent également servir à renforcer le contrôle d’un individu à l’issue d’une peine de prison ou d’une période de détention. De manière générale, les pressions qui entraînent la mort civile contribuent à décourager l’opposition et la critique, ce qui, à long terme, accroît la difficulté à opérer une transition démocratique.
- 1Interview with a Nicaraguan human rights defender, August 2023.
- 2See, for example, interviews with Berna Akkızal, executive director and cofounder of the Civic Spaces Association, August 2023; a Nicaraguan journalist, July 2023; a Turkish academic who requested anonymity, July 2023; and a Nicaraguan human rights defender, August 2023.
- 3Cem Küçük, “‘Medeni Ölüm’ mekanizmaları! [‘Civil death’ mechanisms!],” Star, January 16, 2016, https://www.star.com.tr/yazar/medeni-olum-mekanizmalari-yazi-1082729/.
- 4See, for example, Amnesty International, “No End in Sight: Purged Public Sector Workers Denied a Future in Turkey,” May 22, 2017, https://www.amnesty.org/en/documents/eur44/6272/2017/en/; Amnesty International, “Silence at any cost: State tactics to deepen the repression in Nicaragua,” February 15, 2021, https://www.amnesty.org/en/documents/amr43/3398/2021/en/; Gabriel J. Chin, “The New Civil Death: Rethinking Punishment in the Era of Mass Conviction,” University of Pennsylvania Law Review 160, no. 6 (2012): 1789-1833, https://scholarship.law.upenn.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1067&cont…; National Council on Disability, “Beyond Guardianship: Toward Alternatives That Promote Greater Self-Determination,” March 22, 2018, https://ncd.gov/sites/default/files/NCD_Guardianship_Report_Accessible…; Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, “UN rights expert urges action to end ‘civil death’ of persons affected by leprosy,” June 19, 2018, https://www.ohchr.org/en/press-releases/2018/06/un-rights-expert-urges-….
Contrôle des déplacements
Les restrictions concernant les voyages internationaux et domestiques sont très courantes dans les six pays examinés pour la présente étude. Plusieurs mécanismes peuvent limiter les déplacements : les interdictions de voyager, le contrôle des passeports, l’obligation de se présenter périodiquement au tribunal ou au commissariat, ainsi que d’autres mesures qui perturbent considérablement la vie quotidienne et la participation à la vie de la société.
Les interdictions de voyager sont souvent ordonnées dans le cadre d’une enquête criminelle ou d’une libération conditionnelle. Quelques mois avant les élections générales de 2021 au Nicaragua, plusieurs candidats à la présidence, parmi lesquels Cristiana Chamorro, ont été visés par une enquête criminelle. Après l’annonce de sa candidature, cette dernière a été assignée à résidence et soumise à une interdiction officielle de sortir du territoire national, entre autres mesures1. Début 2023, en Tunisie, les opposants au gouvernement Chaima Issa et Lazhar Akremi ont été arrêtés sur la base d’accusations infondées de « complot contre la sûreté de l’État » et détenus pendant cinq mois. Leur libération conditionnelle a été assortie d’une interdiction de voyager et d’« apparaître dans les espaces publics »2, présentée par un militant comme « une assignation à résidence qui ne dit pas son nom »3. Au Venezuela, après la répression violente de manifestations massives contre le gouvernement par les autorités à partir de 2014, de nombreux prisonniers politiques ont également obtenu une remise en liberté conditionnelle impliquant entre autres une interdiction de voyager4.
Dans certains cas, les interdictions de voyager sont émises sans que la personne concernée en soit informée. Peu après que Saïed s’est arrogé les pleins pouvoirs en 2021, son gouvernement a imposé des interdictions de voyage à de nombreux Tunisiens, qui pour beaucoup d’entre eux ne l’ont appris qu’à leur arrivée à l’aéroport. Faute d’avis ou de document officiel, les victimes n’ont guère de recours ou de possibilités de faire appel de la décision, d’autant qu’il est souvent difficile de savoir de quelles autorités émane l’interdiction5.
Dans d’autres cas, d’autres restrictions équivalent de facto à une interdiction de voyager. Bon nombre des politiciens, militants, universitaires et journalistes convoqués dans des camps militaires pour y suivre un stage d’« ajustement d’attitude » après le coup d’État de 2014 en Thaïlande ont été relâchés après avoir signé un accord dans lesquels ils s’engageaient notamment à demander une autorisation avant de se rendre à l’étranger sous peine d’amende, de détention ou d’emprisonnement6. Des restrictions de circulation similaires ont fait leur retour lors des manifestations prodémocratie de 2020-2021 : les accusés libérés sous caution devaient obtenir une autorisation du tribunal pour quitter le pays, autorisation qui leur était généralement refusée7.
La surveillance peut également tenir lieu de restriction de déplacement. Une représentante de l’Organisation mondiale contre la torture en Tunisie explique que les visites régulières des forces de police au domicile des figures de l’opposition tunisienne reviennent en pratique à limiter leurs déplacements : « Même s’ils n’ont pas d’interdiction de voyager, ils sont harcelés par les agents ou les officiers de police qui viennent chez eux et qui leur demandent d’informer le commissariat avant de quitter [la région]8. » Un an avant les élections de 2021 au Nicaragua, des policiers ont commencé à surveiller régulièrement Félix Maradiaga et Juan Sebastián Chamorro, candidats présumés à la présidence. Avant que ces deux opposants soient finalement accusés et condamnés, les forces de sécurité les ont empêchés de quitter leur domicile et informés qu’il leur était interdit de sortir de Managua, la capitale9.
Le contrôle arbitraire de l’État sur les passeports et les procédures d’immigration restreint également les déplacements. En Tanzanie, des questions sans aucun fondement sur la citoyenneté ont conduit à la confiscation des passeports de leaders de la société civile et de journalistes. Les enquêtes peuvent prendre des années et entraver sérieusement la capacité des personnes visées à travailler et vivre normalement10. Depuis 2017, les services d’immigration vénézuéliens ont confisqué ou annulé le passeport de plusieurs figures de l’opposition, militants et autres opposants, et les administrations ont refusé d’en renouveler ou d’en délivrer11. Depuis la répression de 2018 au Nicaragua, les autorités ont fait en sorte qu’il soit de plus en plus difficile pour les défenseurs des droits humains, les journalistes, les prêtres, les fonctionnaires du gouvernement et le personnel judiciaire d’entrer dans le pays ou d’en sortir, et ont carrément commencé à confisquer les passeports en 202212. De même, après la tentative de coup d’État de 2016 en Turquie, les personnes visées par une enquête en cours ont été jugées « inaptes » à posséder un passeport, alors même qu’aucun verdict n’avait encore été rendu à leur sujet13. Cette mesure vient s’ajouter à la révocation massive des passeports de plus de 100 000 personnes juste après la tentative de coup d’État14.
L’obligation de pointer régulièrement au tribunal ou au commissariat est un autre moyen de contrôler les déplacements et de surveiller les opposants et les critiques. Au Nicaragua, les prisonniers politiques détenus à la suite des manifestations contre le gouvernement ont été libérés en application d’un accord d’amnistie en 2019, mais beaucoup ont tout de même été tenus de se présenter périodiquement au commissariat. Plus récemment, le 3 mai 2023, les forces de police nicaraguayennes se sont coordonnées pour arrêter 57 individus, dont des journalistes et des défenseurs des droits humains. Bien qu’ils aient été rapidement relâchés, des juges leur ont ordonné de pointer chaque jour au commissariat le plus proche15 ; dans de nombreux cas, devoir se plier à cette exigence draconienne leur a fait perdre leur emploi16. Au Venezuela aussi, les prisonniers politiques sont souvent contraints de se présenter régulièrement au tribunal après leur libération17.
Les restrictions de déplacement peuvent avoir des effets délétères non seulement sur les activités de plaidoyer, mais également sur l’emploi et les études. Une représentante du Centre vénézuélien pour les défenseurs et la justice décrit ainsi la situation d’un journaliste défenseur des droits humains à l’issue de sa détention : « Habituellement, cette victime se rend à des conférences et exerce son travail en dehors du pays. L’une des sanctions qu’on lui a imposées, c’était l’interdiction de voyager. Ça fait donc plus d’un an qu’il ne peut pas se déplacer18. » Les interdictions de sortir du territoire empêchent aussi les étudiants d’aller suivre des études dans des universités étrangères. Pour une personne obligée de pointer régulièrement au tribunal ou au poste de police, il peut également être compliqué de conserver ou de trouver un emploi, ou même d’aller en cours19.
Les restrictions de déplacement peuvent par ailleurs séparer des familles. Une militante des droits humains explique qu’en raison des interdictions mises en place par le régime nicaraguayen, non seulement les personnes exilées ne peuvent pas regagner leur pays d’origine, mais leurs proches ne peuvent pas non plus leur rendre visite à l’étranger, car ils craignent de ne pas pouvoir rentrer au Nicaragua : « Personne ne peut ni rentrer ni sortir, de peur d’être coincé à son tour20. » La mort civile ne se limite pas aux individus directement dans le viseur du gouvernement : toute personne gravitant autour d’eux peut elle aussi se retrouver prise au piège.
- 1Human Rights Watch, “Critics Under Attack: Harassment and Detention of Opponents, Rights Defenders and Journalists Ahead of Elections in Nicaragua,” June 22, 2021, https://www.hrw.org/report/2021/06/22/critics-under-attack/harassment-a….
- 2Amnesty International, “Tunisia: Jailed opposition figures on hunger strike: Jaouhar Ben Mbarek, Khayyam Turki, Issam Chebbi, Ghazi Chaouachi, Ridha Belhaj and Abdelhamid Jelassi,” October 5, 2023, https://www.amnesty.org/en/documents/mde30/7273/2023/en.
- 3Amnesty International UK, “Tunisia: Jailed Opposition Figures on Hunger Strike,” October 5, 2023, https://www.amnesty.org.uk/urgent-actions/jailed-opposition-figures-hun…. See also interview with an activist focused on Tunisia who requested anonymity, August 2023.
- 4UN Human Rights Council, Detailed findings of the independent international factfinding mission on the Bolivarian Republic of Venezuela, A/HRC/45/CRP.11 (September 15, 2020).
- 5See, for example, interview with Nate Grubman, political scientist researching Tunisian politics, June 2023.
- 6Human Rights Watch, “To Speak Out is Dangerous: Criminalization of Peaceful Expression in Thailand,” October 24, 2019, https://www.hrw.org/report/2019/10/25/speak-out-dangerous/criminalizati….
- 7See, for example, interviews with Pavin Chachavalpongpun, a Thai scholar and activist, July 2023; Akarachai Chaimaneekarakate, advocacy lead for Thai Lawyers for Human Rights, August 2023; Tyrell Haberkorn, Director of Graduate Studies, Professor of Southeast Asian Studies, University of Wisconsin-Madison, July 2023; Kevin Hewison, Emeritus Professor, Department of Asian Studies, The University of North Carolina at Chapel Hill, July 2023; and Bencharat Sae Chua, Institute of Human Rights and Peace Studies, Mahidol University, Thailand, July 2023.
- 8Interview with a representative from the Organization against Torture in Tunisia, July 2023.
- 9Human Rights Watch, “Critics Under Attack: Harassment and Detention of Opponents, Rights Defenders and Journalists Ahead of Elections in Nicaragua,” June 22, 2021, https://www.hrw.org/report/2021/06/22/critics-under-attack/harassment-a….
- 10Human Rights Watch, “‘As Long as I am Quiet, I am Safe’: Threats to Independent Media and Civil Society in Tanzania,” October 28, 2019, https://www.hrw.org/report/2019/10/28/long-i-am-quiet-i-am-safe/threats….
- 11Alfredo Romero, “The Repression Clock: A Strategy Behind Autocratic Regimes,” Wilson Center Latin American Program, July 2020, https://www.wilsoncenter.org/sites/default/files/media/uploads/document….
- 12“País por cárcel: así secuestra el régimen de Ortega los pasaportes de los nicaragüenses [Country for prison: this is how the Ortega regime seizes the passports of Nicaraguans],” Divergentes, December 6, 2022, https://www.divergentes.com/pais-por-carcel-asi-secuestra-el-regimen-de…. See also interview with Yaritzha Mairena, representative of the National Union of Nicaraguan Political Prisoners, August 2023.
- 13Interview with a civil society actor based in Turkey who requested anonymity, July 2023.
- 14Amnesty International, “No End in Sight: Purged Public Sector Workers Denied a Future in Turkey,” May 22, 2017, https://www.amnesty.org/en/documents/eur44/6272/2017/en/; Ali Yildiz, “Turkey’s Disregard for the Freedom of Movement,” Verfassungsblog, December 11, 2019, https://verfassungsblog.de/turkeys-disregard-for-the-freedom-of-movemen….
- 15“Encarcelamientos nocturnos y juicios exprés son ‘arbitrarios y anómalos’ [Night arrests and express trials are ‘arbitrary and anomalous’],” Confidencial, May 6, 2023, https://confidencial.digital/nacion/abogada-yonarqui-martinez-anomalo-p…; “Unos 65 opositores a Ortega han sido detenidos en lo que va de mayo, según observatorio [Some 65 opponents of Ortega have been arrested so far in May, according to observations by Blue and White Monitor],” SWI swissinfo.ch, May 20, 2023, https://www.swissinfo.ch/spa/nicaragua-crisis_unos-65-opositores-a-orte….
- 16See, for example, interview with a Nicaraguan human rights defender, August 2023.
- 17See, for example, interviews with Tamara Taraciuk Broner, Rule of Law Program Director for Inter-American Dialogue, August 2023; Franz von Bergen, Venezuelan journalist, June 2023; a representative from Center for Defenders and Justice, July 2023; and a Venezuelan civil society leader, August 2023.
- 18Interview with a representative from the Center for Defenders and Justice, July 2023.
- 19See, for example, interviews with Berna Akkızal, executive director and cofounder of the Civic Space Studies Association, August 2023; and a Nicaraguan human rights defender, August 2023.
- 20Interview with a Nicaraguan human rights defender, August 2023.
Surveillance physique
Les opposants au gouvernement, réels ou présumés, sont confrontés à diverses formes de surveillance physique, en particulier de la part des forces de sécurité. Parfois, des agents cernent leur domicile, les suivent dès qu’ils sortent, et parlent à leurs voisins et à leur employeur. Une surveillance peut également être assurée par des acteurs non étatiques, notamment des partisans du gouvernement ou des miliciens. Ces mesures ont pour but d’intimider les figures de l’opposition politique, les militants, les défenseurs des droits humains et les journalistes, entre autres, de gêner leur travail et de les empêcher de mener une vie normale.
Les prisonniers politiques nicaraguayens amnistiés en 2019 et les personnes qui se sont livrées à des activités militantes durant la période précédant les élections de 2021 ont subi un harcèlement similaire de la part des forces de police et des partisans du gouvernement1. Jesús Tefel, un militant interrogé par Freedom House, décrit la situation :
Les principaux leaders [de l’action militante] étaient suivis en permanence par des patrouilles ou des policiers à moto, partout où ils allaient… Et ce n’était pas pour veiller sur eux, mais pour les réprimer, les surveiller, et ils n’avaient aucun moyen d’y échapper. Une fois, par exemple, j’ai été suivi par deux motards qui ne portaient même pas leur uniforme, mais étaient habillés comme des civils. [Plus tard,] à mon bureau, il y avait plusieurs voitures de police et plusieurs fourgonnettes, et plein d’agents de police. Ils m’ont confisqué mon permis et m’ont donné une amende, soi-disant parce que je m’étais enfui… J’ai passé trois ou quatre mois sans pouvoir conduire à cause de ça. Avec toutes ces mesures, c’était assez compliqué de sortir en douce. Le domicile des leaders était constamment surveillé, même pas discrètement, mais à la vue de tous… Ils demandaient les cartes d’identité, demandaient où on allait, d’où on venait, ou encore qui nous avait vus2.
De nombreux étudiants militants impliqués dans les manifestations prodémocratie de 2020-2021 en Thaïlande ont été soumis à une surveillance policière sans relâche, notamment ceux qui avaient été arrêtés puis libérés sous caution. Selon Kevin Hewison, politologue spécialiste de la démocratie en Thaïlande, « les militants ont souvent des policiers postés devant chez eux, qui de temps en temps viennent surveiller ce qu’ils font ou vont parler aux voisins pour que la pression sociale les incite à cesser leurs activités3. » Certains des étudiants concernés, encore mineurs, ont subi une surveillance constante. D’après Akarachai Chaimaneekarakate, chargé du plaidoyer au sein de l’organisation Thai Lawyers for Human Rights (Avocats thaïlandais pour les droits humains), « c’est tout à fait habituel, en fait ; tous [ces] accusés me racontent la même chose : “J’ai vu un gars avec un tee-shirt blanc qui avait telle coupe de cheveux. C’est sûr, c’était un flic en civil.” Ils apprennent à reconnaître les policiers en civil4. » Les militants thaïlandais libérés sous caution à cette période devaient par ailleurs porter un bracelet électronique5.
Même en l’absence d’accusations, les opposants sont régulièrement convoqués à des interrogatoires destinés à les garder à l’œil et à les intimider. Le politologue Nate Grubman témoigne des conditions de vie du leader de l’opposition tunisienne Rached Ghannouchi, aujourd’hui incarcéré6 : « Avant son arrestation, je crois qu’il était appelé au tribunal tous les 15 jours, pour des accusations de ceci ou cela. Il passait la journée entière à répondre aux questions et on le renvoyait chez lui le soir. C’est un homme âgé. J’image que ça a dû être vraiment pénible. Ce serait pénible pour n’importe qui7. »
La menace d’une telle surveillance et de descentes de police chez soi ou au bureau a contraint certaines personnes à changer de comportement et à renforcer leurs mesures de sécurité. En Tanzanie, Fulgence Massawe, directeur du plaidoyer et des réformes du Legal and Human Rights Centre (Centre des droits humains et des droits juridiques), montre les badges d’accès utilisés par son groupe : « Avant, on travaillait librement, mais maintenant, on a tous [ces] codes d’accès, ces cartes magnétiques, qu’on utilise depuis peu8. » En Turquie, les rafles au domicile de certains opposants au gouvernement sont devenues si courantes que ceux-ci préparent leur maison en conséquence. Banu Tuna, journaliste et militante turque, explique que les descentes de police ont souvent lieu le vendredi matin pour que les personnes arrêtées passent le week-end en garde à vue. Elle raconte qu’une actrice de la société civile planifiait son emploi du temps en fonction de cette contrainte9.
Une surveillance aussi visible engendre une certaine pression sociale, entrave la libre circulation et crée une tension psychologique importante. Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch, observe par exemple que les personnes qui reçoivent fréquemment la visite de la police en Tunisie sont ostracisées par leur entourage, « pas forcément parce que les voisins pensent qu’elles ont été emprisonnées pour une bonne raison, mais juste parce qu’ils veulent éviter tout contact qui risquerait de faire peser des soupçons sur eux10. » Selon un acteur de la société civile tanzanienne, qui témoigne de sa propre expérience : « Ils font en sorte qu’on ne se sente jamais tranquille11. »
À l’instar d’autres pratiques conduisant à la mort civile, la surveillance complique la tâche des militants, des journalistes, des figures de l’opposition et d’autres individus déterminés à faire progresser la démocratie et le respect des droits humains. Concernant le climat au Venezuela sous le régime de Maduro, un intellectuel analyse : « Je pense qu’en ce moment… les chefs de mouvements et les militants de la société civile les plus en vue se sentent constamment surveillés, de sorte qu’ils doivent y réfléchir à dix fois avant de faire quoi que ce soit, pour être sûrs de ne pas contrarier le gouvernement12. » Une actrice de la société civile, évoquant son activité sur les réseaux sociaux en Turquie, révèle : « Une partie de vous se dit : “c’est bon, ça va aller. Ils ne vont pas s’en prendre à moi.” Et l’autre partie [se dit] : “s’ils s’en prennent à moi, je suis foutue”13. »
Blocage de l’accès à l’emploi, à l’éducation et aux prestations de l’État
Des figures de l’opposition politique, des défenseurs des droits humains, des journalistes, d’anciens proches du régime et des citoyens ordinaires sont soumis pour des raisons politiques à des restrictions d’accès à l’emploi et à l’éducation, privés de certaines prestations sociales, et parfois même dépossédés de leur citoyenneté. Cette mise sur liste noire, ou blacklisting, s’observe essentiellement dans le secteur public, mais la pression sociétale peut également compromettre les chances d’une personne de travailler dans le secteur privé.
Le blacklisting systématique se produit généralement dans un contexte d’accélération du recul démocratique. Lorsque l’ancien président Chávez a transformé la société vénézuélienne, « le plus terrifiant, c’était le risque de se retrouver sur une liste noire et de ne plus avoir accès à l’emploi et aux services gouvernementaux », explique le politologue Javier Corrales14. Les tentatives de chasser Chávez puis Maduro de la présidence, notamment, ont donné lieu à un blacklisting et à des licenciements massifs. Après divers appels à la révocation du mandat de Chávez en 2004, le responsable politique progouvernement Luis Tascón a mis en ligne une liste des personnes qui avaient signé des pétitions en ce sens, liste établie par le Conseil national électoral à la demande du chef d’État. La « liste Tascón » a ensuite servi de base au gouvernement et à des employeurs du secteur privé pour congédier les signataires et les placer sur une liste noire15. Des purges similaires ont été observées lors de la tentative de renversement de Maduro en 201616. Au Nicaragua, des fonctionnaires (professionnels de la santé, enseignants et professeurs) ont été limogés pour avoir pris part au mouvement de contestation de 2018 ou aidé les manifestants17.
En Turquie, le collectif des Universitaires pour la paix, qui regroupe plus d’un millier d’intellectuels, a publié en janvier 2016 une lettre ouverte en soutien à la paix, cosignée par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), interdit dans le pays. Par la suite, les membres du collectif ont perdu leur emploi et été bannis de la fonction publique18. En réaction à cette lettre, un journaliste progouvernement a appelé à la mise en place de « mécanismes de mort civile » contre les signataires et à leur exclusion par la société19. Quelques mois plus tard, après un putsch manqué, différents décrets ont permis de limoger plus de 100 000 salariés de la fonction publique sans procédure légale régulière20 pour leur allégeance supposée à l’Organisation terroriste féthullahiste (FETÖ), accusée par le gouvernement d’avoir orchestré la tentative de coup d’État. Comme les Universitaires pour la paix, ces fonctionnaires se sont vu interdire de travailler dans le secteur public, leur passeport a été annulé, et ils n’ont plus droit à la sécurité sociale21. Le fait d’être publiquement désignés comme des sympathisants du FETÖ a en outre compromis leur sécurité et leur liberté de circulation et les a exposés à de nouvelles arrestations22.
Au Nicaragua, les prisonniers politiques amnistiés n’ont pas pu réintégrer l’université, leur dossier ayant été effacé des fichiers, et ont peiné à trouver un emploi en raison de la stigmatisation sociale. Une militante des droits humains évoque le cas d’une personne amnistiée qui « ne pouvait même pas exercer de petits boulots près de chez elle. Elle allait faire du repassage ou des lessives… et les gens qui l’avaient embauchée lui disaient qu’elle ne pouvait pas continuer parce que c’était une putschiste23. » D’anciens prisonniers politiques impliqués dans les récentes manifestations prodémocratie en Thaïlande, toujours visés par diverses accusations, se heurtent eux aussi à une pression sociale importante et à des difficultés pour décrocher un emploi ou faire des études24. Plusieurs personnes interrogées en Turquie rapportent une stigmatisation similaire envers les individus pris pour cible : « La prison laisse une marque qui vous suit partout lorsque vous en sortez », se désole un universitaire turc25.
La discrimination dans l’obtention des prestations de l’État contribue également à la mort civile. En 2017, le gouvernement vénézuélien a mis en place une carte d’identité appelée carnet de la patría (carte de la patrie), reliée à une plateforme en ligne centralisée, et obligatoire pour accéder à différents services fournis par l’État (pensions de retraite, médicaments et colis alimentaires, notamment)26. Hernandez-Roy précise que cette carte « est utilisée comme une arme qui leur permet de vous surveiller », et qu’une personne considérée comme dissidente « n’aura pas droit aux subventions alimentaires »27. En Tunisie, certains des magistrats, législateurs et autres fonctionnaires arbitrairement limogés par Saïed se retrouvent par conséquent sans assurance maladie, une situation d’autant plus pernicieuse que beaucoup sont âgés et souffrent de problèmes médicaux28.
Les membres de la famille sont eux aussi confrontés à des formes de mort civile. Au Nicaragua, les mesures prises par l’État pour déchoir les opposants et les critiques de leur nationalité ont eu de sérieuses conséquences sur les proches des victimes. Les enfants des personnes visées se seraient ainsi vu refuser des soins médicaux, l’accès à l’école, ainsi que des passeports29. Dans certains cas, le gouvernement leur a retiré le nom de famille du parent ciblé dans les registres d’état civil30. En Tanzanie, les enfants des membres de l’opposition rencontrent des difficultés pour obtenir des prestations de l’État, notamment des prêts étudiants. Une intellectuelle relate l’histoire d’un jeune qui s’y est cassé les dents : « Ils ont prétexté qu’il n’y avait plus d’encre pour le tampon. Et quand il est revenu avec de l’encre, ils ont prétendu qu’ils ne pouvaient pas l’utiliser parce que ce n’était pas l’encre officielle du gouvernement31. » Insistant sur la multitude de moyens de blacklister un individu, elle ajoute : « Il y a plein de points de passages obligés auxquels ils peuvent tout bonnement empêcher les gens d’accéder à des prestations auxquelles ils ont normalement droit32. »
La mort civile peut être progressive, les conséquences des mesures de répression s’accumulant au fil du temps, mais elle peut aussi survenir de façon brutale et radicale : en février 2023, trois juges ont ainsi dépouillé de leur citoyenneté 317 Nicaraguayens, dont 222 prisonniers politiques remis en liberté et déportés aux États-Unis. Sur le plan juridique, la décision a été justifiée par des réformes législatives permettant aux autorités de révoquer la citoyenneté des personnes reconnues comme étant des « traîtres à la patrie ». Cette sentence a notamment été prononcée contre des journalistes, des défenseurs des droits humains, des dirigeants de la société civile, des leaders de l’opposition et des représentants du gouvernement33. Beaucoup d’entre eux ont dû batailler pour s’établir dans un nouveau pays tout en tentant de surmonter les circonstances traumatisantes de leur exil, et « peu à peu, ils se désintéressent de ce qui se passe au Nicaragua », déplore un juriste spécialisé dans la défense des droits humains34.
- 1Amnesty International, “Silence at any cost: State tactics to deepen the repression in Nicaragua,” February 15, 2021, https://www.amnesty.org/en/documents/amr43/3398/2021/en/; Human Rights Watch, “Critics Under Attack: Harassment and Detention of Opponents, Rights Defenders and Journalists Ahead of Elections in Nicaragua,” June 22, 2021, https://www.hrw.org/report/2021/06/22/critics-under-attack/harassment-a….
- 2Interview with Jesús Tefel, Nicaraguan activist, July 2023.
- 3Interview with Kevin Hewison, Emeritus Professor, Department of Asian Studies, The University of North Carolina at Chapel Hill, July 2023.
- 4Interview with Akarachai Chaimaneekarakate, advocacy lead for Thai Lawyers for Human Rights, August 2023.
- 5See, for example, interviews with Pavin Chachavalpongpun, Thai scholar and activist, July 2023; Akarachai Chaimaneekarakate, advocacy lead for Thai Lawyers for Human Rights, August 2023; Tyrell Haberkorn, Director of Graduate Studies, Professor of Southeast Asian Studies, University of Wisconsin-Madison, July 2023; Kevin Hewison, Emeritus Professor, Department of Asian Studies, The University of North Carolina at Chapel Hill, July 2023; and a Thai civil society actor, August 2023.
- 6Amnesty International, “Tunisia: Ghannouchi sentencing marks aggressive crackdown on Saied opposition,” May 18, 2023, https://www.amnesty.org/en/latest/news/2023/05/tunisia-ghannouchi-sente….
- 7Interview with Nate Grubman, political scientist researching Tunisian politics, June 2023.
- 8Interview with Fulgence Massawe, director of advocacy and reforms for the Legal and Human Rights Centre, July 2023.
- 9Interview with Banu Tuna, Turkish journalist and activist, August 2023.
- 10Interview with Eric Goldstein, Deputy Director, Middle East and North Africa Division, Human Rights Watch, August 2023.
- 11Interview with a Tanzanian civil society actor who requested anonymity, July 2023.
- 12Interview with a scholar focused on Venezuela, August 2023.
- 13Interview with a Turkish civil society actor, June 2023.
- 14Interview with Javier Corrales, Dwight W. Morrow 1895 professor of Political Science, Amherst College, August 2023.
- 15Human Rights Watch, “A Decade Under Chávez: Political Intolerance and Lost Opportunities for Advancing Human Rights in Venezuela,” September 2008, https://www.hrw.org/reports/2008/venezuela0908/index.htm; Transparencia Venezuela, “Carnet de la Patria: El Apartheid Revolucionario [Homeland Card: Revolutionary Apartheid],” https://transparenciave.org/wp-content/uploads/2018/03/Carnet-de-la-pat….
- 16Mariana Zuñiga, “Venezuelan civil servants signed a petition to oust the president. Now they’re losing their jobs,” Washington Post, July 23, 2016, https://www.washingtonpost.com/news/worldviews/wp/2016/07/23/venezuelan….
- 17Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, “Human Rights Violations and Abuses in the Context of Protests in Nicaragua 18 April - 18 August 2018,” August 2018, https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/NI/HumanR….
- 18Frontline Defenders, “Judicial Harassment against the Members of Academics for Peace,” last updated November 8, 2019, https://www.frontlinedefenders.org/en/case/judicial-harassment-academic….
- 19Cem Küçük, “‘Medeni Ölüm’ mekanizmaları! [‘Civil death’ mechanisms!],” Star, January 16, 2016, https://www.star.com.tr/yazar/medeni-olum-mekanizmalari-yazi-1082729/.
- 20Ali Yildiz, “Turkey’s Disregard for the Freedom of Movement,” Verfassungsblog, December 11, 2019, https://verfassungsblog.de/turkeys-disregard-for-the-freedom-of-movemen….
- 21Amnesty International, “No End in Sight: Purged Public Sector Workers Denied a Future in Turkey,” May 22, 2017, https://www.amnesty.org/en/documents/eur44/6272/2017/en/.
- 22Ibid.
- 23Interview with a Nicaraguan human rights defender, August 2023.
- 24Thai Lawyers for Human Rights, “1 Year of Political Bails: At Least 54 Required to Wear EM Devices Affecting Their Daily Lives,” April 25, 2022, https://tlhr2014.com/en/archives/42865. See also interviews with Pavin Chachavalpongpun, Thai scholar and activist, July 2023; Akarachai Chaimaneekarakate, advocacy lead for Thai Lawyers for Human Rights, August 2023; Tyrell Haberkorn, Director of Graduate Studies, Professor of Southeast Asian Studies, University of Wisconsin-Madison, July 2023; Kevin Hewison, Emeritus Professor, Department of Asian Studies, The University of North Carolina at Chapel Hill, July 2023; a Thai civil society actor, August 2023; and a civil society actor focused on Thailand who requested anonymity, June 2023.
- 25Interview with a Turkish academic who requested anonymity, July 2023.
- 26Freedom House, “Venezuela,” in Freedom on the Net 2023, https://freedomhouse.org/country/venezuela/freedom-net/2023; Transparencia Venezuela, “Carnet de la Patria: El Apartheid Revolucionario [Homeland Card: Revolutionary Apartheid],” https://transparenciave.org/wp-content/uploads/2018/03/Carnet-de-la-pat….
- 27Interview with Christopher Hernandez-Roy, Senior Fellow and Deputy Director, Americas Program, Center for Strategic and International Studies, August 2023.
- 28See, for example, interview with Nate Grubman, political scientist researching Tunisian politics, June 2023.
- 29See, for example, interview with a Nicaraguan human rights defender, August 2023.
- 30Noel Pérez Miranda, “Ortega quita apellido a hijos de exreos políticos desterrados; a otros les niega entrega de pasaporte [Ortega removes last names from children of exiled former political prisoners; others are denied passports],” Artículo 66, March 4, 2023, https://www.articulo66.com/2023/03/04/ortega-quita-apellido-hijos-exreo…. See also interview with a Nicaraguan human rights defender, August 2023.
- 31Interview with a scholar focused on Tanzania who requested anonymity, August 2023.
- 32Ibid.
- 33“Despojan de nacionalidad y derechos ciudadanos, y confiscan a 94 nicaragüenses [Ortega strips 94 Nicaraguans of nationality and citizen rights],” Confidencial, February 16, 2023, https://confidencial.digital/nacion/despojan-de-nacionalidad-y-derechos…; US Department of State, “Sanctioning Three Nicaraguan Judges Involved in Depriving Nicaraguans of Their Basic Right to Citizenship,” April 19, 2023, https://www.state.gov/sanctioning-three-nicaraguan-judges-depriving-nic….
- 34Interview with a Nicaraguan human rights lawyer who requested anonymity, August 2023.
Contrôle des biens
Limiter l’accès des opposants et des critiques à leurs propres biens, et par conséquent au logement et au bien-être financier, est une autre tactique qui contribue à la mort civile, souvent employée en complément des autres méthodes déjà mentionnées. À l’instar de ces dernières, la saisie ou le gel des comptes bancaires et la confiscation des biens immobiliers peuvent être utilisés dans le cadre d’une enquête criminelle, d’une arrestation ou d’une libération conditionnelle, ou imposés de façon autonome.
Au Venezuela, les prisonniers politiques présumés avoir enfreint la Loi organique contre le crime organisé et le financement du terrorisme peuvent se voir confisquer leurs biens en vertu de la loi, y compris après avoir quitté ou fui le pays : « Partout dans le pays, on voit des tas de maisons et de bureaux que des policiers… des agents du renseignement… utilisent pour leur compte, à titre privé », rapporte un leader de la société civile vénézuélienne au sujet des propriétés saisies1. Les autorités vénézuéliennes ont aussi gelé les comptes bancaires de certains opposants et, plus généralement, confisqué des propriétés et des entreprises2. Comme les autres tactiques, le gel des avoirs peut également être employé contre les proches3.
Un acteur de la société civile tanzanienne a fini par perdre son entreprise à la suite d’accusations criminelles infondées et d’autres mesures contribuant à la mort civile :
Je n’avais pas le droit de sortir du périmètre de Dar es Salam. Mon passeport a été saisi. Mes comptes bancaires personnels ont été gelés. J’avais une entreprise à but lucratif. C’est comme ça qu’ils s’y prennent… Ils vous empêchent d’exercer votre activité. Je ne touchais plus de revenus, parce qu’ils ont réussi à me mettre à dos tous les gens avec qui je travaillais, mes fournisseurs, tout le monde… Ils les ont intimidés et ils ont tous arrêté de travailler avec moi. La société que je possédais a été reprise par des gens du parti au pouvoir sans que j’aie signé aucun document. Au bout du compte, je ne suis plus ni directeur, ni actionnaire de ma propre entreprise4.
Non contents d’avoir déchu plus de 300 Nicaraguayens de leur nationalité en février 2023, les juges ont également ordonné la saisie de leurs biens. L’État a confisqué des maisons et des fermes et effacé les noms de leurs détenteurs des registres de propriété, tandis que les banques gelaient les comptes des victimes. Les proches et les locataires résidant dans les propriétés saisies ont été contraints de payer un loyer au bureau du procureur général5. Il semblerait en outre que les confiscations de biens ne se soient pas limitées aux personnes devenues apatrides. Selon un journaliste nicaraguayen, « Certains n’ont pas été accusés de trahison, ce sont juste des opposants, mais leur maison a disparu du registre civil des propriétés. Autrement dit, un beau jour, vous vous retrouvez sans rien. Vos comptes bancaires sont gelés et la banque ne vous prévient même pas6. »
Le gel des comptes bancaires pose des problèmes particulièrement épineux pour ceux qui vivent dans l’insécurité économique. Radwan Masmoudi, président du Centre pour l’étude de l’islam et de la démocratie, décrit ce qui se passe en Tunisie : « Les gens souffrent énormément. La situation économique est vraiment catastrophique. Il [y a] beaucoup de pénuries alimentaires. Si en plus on gèle vos comptes en banque, comment voulez-vous vous en sortir ?7 »
L’épée de Damoclès de la mort civile
L’un des effets de la mort civile, que celle-ci prenne la forme d’interdictions de voyager, de filatures par la police, d’un effacement des dossiers universitaires ou d’une suspension du versement des retraites, est la peur que la personne visée puisse être jetée en prison à tout moment. C’est un constat récurrent dans les témoignages recueillis par Freedom House : dans de nombreux cas, les accusations criminelles ne sont jamais totalement levées, ce qui laisse la porte ouverte à une nouvelle arrestation. Compte tenu des obstacles qui les empêchent de participer normalement à la vie de la société et de la menace constante d’un emprisonnement politique, certains opposants au gouvernement se résignent à fuir le pays. Les conséquences de la mort civile servent aussi d’avertissement pour les autres dissidents8.
La mort civile entrave les avancées démocratiques dans le sens où elle peut inciter les défenseurs des droits humains, les journalistes, les figures de l’opposition et d’autres citoyens à renoncer au travail de toute leur vie. Akarachai, de l’organisation Thai Lawyers for Human Rights, confie : « Souvent, les leaders des manifestations ont des tas de conditions de libération à respecter, et on a le sentiment que beaucoup d’entre eux n’en peuvent plus. Le harcèlement judiciaire permanent, les conditions de remise en liberté… ça finit vraiment par les user, et beaucoup lèvent le pied sur le plan politique9. » Berna Akkızal, directrice générale et cofondatrice de la Civic Space Studies Association (Association des études sur l’espace civique), en Turquie, exprime des inquiétudes similaires : « Les gens s’habituent à ce genre de choses, je pense. Ils s’habituent à être opprimés. En tant que militante, c’est ça qui me désespère le plus10. »
Les mesures de mort civile étant plus subtiles qu’un emprisonnement politique pur et simple, les observateurs extérieurs ont par ailleurs plus de mal à repérer les cas où cette pratique est employée et à reconnaître en quoi elle limite la démocratie et la défense des droits humains. Pour contrer et inverser l’érosion démocratique, il est donc essentiel d’identifier les tactiques qui entraînent la mort civile et de comprendre l’ensemble de leurs répercussions sur la santé physique et mentale des personnes visées, leur bien-être économique et, en définitive, leur capacité à participer à la vie de la société.
- 1Interview with a Venezuelan civil society leader, August 2023.
- 2Interview with Christopher Hernandez-Roy, Senior Fellow and Deputy Director, Americas Program, Center for Strategic and International Studies, August 2023.
- 3Alfredo Romero, “The Repression Clock: A Strategy Behind Autocratic Regimes,” Wilson Center Latin American Program, July 2020, https://www.wilsoncenter.org/sites/default/files/media/uploads/document….
- 4Interview with a Tanzanian civil society actor who requested anonymity, July 2023.
- 5Organization of American States, “Nicaragua: IACHR and REDESCA Express Concern About Violations of Property and Social Security Rights,” April 14, 2023, https://www.oas.org/en/IACHR/jsForm/?File=/en/iachr/media_center/PRelea….
- 6Interview with a Nicaraguan journalist, July 2023.
- 7Interview with Radwan Masmoudi, president of the Center for the Study of Islam and Democracy, August 2023.
- 8See, for example, interview with Jesús Tefel, Nicaraguan activist, July 2023.
- 9Interview with Akarachai Chaimaneekarakate, advocacy lead for Thai Lawyers for Human Rights, August 2023.
- 10Interview with Berna Akkızal, executive director and cofounder of the Civic Space Studies Association, August 2023.
Atteintes à l’indépendance judiciaire et limitation des possibilités de recours
L’un des principaux constats qui se dégage de nos six études de cas, et dont les implications affectent les démocraties attaquées dans le monde entier, concerne le rôle décisif joué par la complaisance du pouvoir judiciaire. Non seulement l’érosion de l’indépendance judiciaire ouvre la porte aux emprisonnements politiques et aux mesures de mort civile, mais elle limite aussi drastiquement la possibilité pour les victimes de déposer un recours ou de demander des comptes. En outre, dans un système qui tend vers l’autocratie, les membres de l’appareil judiciaire peuvent eux-mêmes être incarcérés pour raisons politiques ou victimes de mort civile, ce qui contribue à la perte d’indépendance de la justice.
Dans plusieurs des cas étudiés par Freedom House, des aspirants autocrates démocratiquement élus ont entrepris de remanier le système judiciaire. Avant de devenir président du Nicaragua en 2007, Daniel Ortega, grâce à une alliance avec le président de l’époque Arnoldo Alemán, avait pu faire entrer à la Cour suprême (récemment élargie) plusieurs de ses soutiens ; Ortega disposait par ailleurs de magistrats acquis à sa cause dans les tribunaux avant même que ce pacte soit conclu1. Lorsque les manifestations contre le gouvernement ont commencé en 2018, le pouvoir judiciaire était déjà asservi, ce qui a grandement facilité les gardes à vue, les poursuites et les emprisonnements pour raisons politiques2.
La situation est similaire au Venezuela. Après son accession à la présidence en 1999, Chávez a effectivement acquis le pouvoir de révoquer des juges et de réorganiser le système judiciaire en s’appuyant sur des organes législatifs noyautés par les chavistes. Ceux-ci ont créé une Commission d’urgence dotée de la compétence de destituer ou de suspendre des juges sur la base d’allégations douteuses de corruption, avant de prendre le contrôle de la Cour suprême. Cette dernière ayant la main sur la nomination des magistrats dans les tribunaux de juridiction inférieure, l’appareil judiciaire dans son ensemble a peu à peu perdu son indépendance3. Cette transformation du système judiciaire vénézuélien par Chávez a rendu possible la répression massive exercée sous Maduro à partir de 20144, tout en privant les victimes de voies de recours légitimes.
De la même façon, Erdoğan n’a cessé d’affaiblir l’indépendance de la justice en Turquie. Les failles d’un pouvoir judiciaire déjà politisé ont été aggravées par le référendum constitutionnel de 2010 qui a permis à l’homme d’État de le restructurer, de sorte que des procès bidon ont pu être intentés aux personnes et aux institutions considérées comme opposées au parti au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP)5. En 2018, un autre référendum constitutionnel a accru le pouvoir d’Erdoğan de nommer certains membres du système judiciaire6. Il arrive aussi que les décisions de justice en faveur des accusés ne soient pas suivies d’effet : à titre d’exemple, un jugement de 2019 a invalidé les sanctions prises contre les Universitaires pour la paix et défendu leur liberté d’expression, ce qui, dans bon nombre de cas, n’a pas permis aux membres du groupe d’échapper aux mesures de mort civile. Certains, par exemple, n’ont pas pu retrouver de travail dans le milieu universitaire, Erdoğan ayant nommé à la tête des universités des recteurs progouvernement peu enclins à réembaucher des professeurs dissidents7.
En Tunisie, peu après avoir suspendu le Parlement en 2021, le président Saïed a dissous le Conseil supérieur de la magistrature pour le remplacer par un organe temporaire dont les membres étaient nommés par décret8. Saïed a ensuite promulgué un décret l’autorisant à destituer n’importe quel juge sans procédure légale régulière, avant de limoger 57 juges pour des accusations de corruption financière et morale9. Bien que le tribunal administratif de Tunis ait suspendu l’application de 49 de ces révocations, le ministère de la Justice a refusé de réintégrer les juges concernés10. « Les institutions n’existent plus, pour ainsi dire », résume un ancien prisonnier politique tunisien. « [On] a des juges qui ont peur de statuer sur certaines affaires… Une société qui n’a plus de justice est une société condamnée11. »
Parfois, les opposants et les critiques sont envoyés devant des tribunaux militaires ou des juridictions d’exception, ce qui restreint encore davantage leurs droits à une procédure légale régulière. Au Venezuela, par exemple, les procès politiques peuvent être jugés par un tribunal militaire ou spécialisé dans les affaires de terrorisme12. À la suite du coup d’État militaire de 2014 en Thaïlande, certaines infractions telles que le crime de lèse-majesté, la sédition ou la violation des ordres et des annonces de la junte militaire ont relevé pendant un certain temps de la justice militaire13.
Les juges eux-mêmes courent également le risque d’être pris pour cible. Après la tentative de coup d’État de 2016 en Turquie, le gouvernement a limogé plus de 4 000 juges et procureurs14, dont plus de 2 000 ont été arrêtés pour implication présumée dans la conspiration ou pour appartenance supposée à une organisation terroriste15. Deux des 57 magistrats destitués en Tunisie ont été arrêtés et détenus pendant des mois sans aucun procès16. Ceux qui tentent de contrer les atteintes à l’indépendance judiciaire sont également sanctionnés : lorsqu’un juge tunisien a participé à l’organisation d’une grève pour protester contre les révocations arbitraires, le Conseil supérieur provisoire de la magistrature a levé son immunité et une enquête criminelle a été ouverte contre lui pour « incitation à cesser le travail17. »
Au Venezuela, l’affaire de la juge María Lourdes Afiuni, privée de sa liberté pendant des années, a servi à avertir les autres magistrats qu’ils n’étaient guère à l’abri des représailles impitoyables et arbitraires du gouvernement18. En 2009, Afiuni avait ordonné la remise en liberté surveillée d’un banquier accusé de délits financiers parce qu’il avait été détenu sans inculpation plus longtemps que la limite légale, et celui-ci en avait profité pour fuir le pays. Peu après cette décision, elle a été arrêtée pour corruption, placée en détention pendant deux ans puis assignée à résidence avant d’être libérée à la condition de ne pas quitter le Venezuela, entre autres mesures. En 2019, elle a été condamnée à cinq ans d’emprisonnement19 (une peine qu’elle n’a pas encore effectuée).
Dans un affrontement majeur entre deux des plus hautes institutions judiciaires de Turquie, la Cour de cassation a invalidé la décision prise par la Cour constitutionnelle en novembre 2023 de remettre en liberté Can Atalay, avocat élu au Parlement retenu en détention depuis avril 2022, mais aussi déposé une plainte pénale contre les membres de la Cour constitutionnelle qui avaient rendu cet arrêt20. Par ailleurs, au Venezuela et en Tanzanie, plusieurs juges dans le collimateur des autorités ont été transférés arbitrairement, parfois dans des juridictions très éloignées21.
De plus, les décisions des instances judiciaires régionales, censées être saisies en dernier recours, ne sont pas toujours respectées. La Cour suprême du Venezuela a jugé en 2011 que la décision exécutoire de la Cour interaméricaine des droits de l’homme d’annuler l’interdiction frappant l’opposant Leopoldo López de se porter candidat aux élections était inapplicable, car elle était contraire à la Constitution du pays et portait atteinte à sa souveraineté22. La Turquie a quant à elle ignoré l’ordre de la Cour européenne des droits de l’homme de libérer Osman Kavala, philanthrope et leader de la société civile, et Selahattin Demirtaş, figure de l’opposition. De son côté, le gouvernement tanzanien a en 2019 retiré à ses citoyens le droit de saisir directement la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ; la Tanzanie est d’ailleurs le pays qui enregistre le plus grand nombre d’affaires et de jugements prononcés à son encontre23.
Le manque d’indépendance de l’appareil judiciaire au niveau systémique ne laisse que peu de possibilités de recours aux critiques et aux opposants confrontés à l’emprisonnement politique ou à la mort civile. Bien que la résilience de quelques juges à l’esprit indépendant puisse être source d’espoir, eux-mêmes ne sont guère protégés et agissent à leurs risques et périls.
- 1Inter-American Commission on Human Rights, “Nicaragua: Concentration of power and the undermining of the Rule of Law,” October 25, 2021, https://www.oas.org/en/iachr/reports/pdfs/2021_nicaragua-en.pdf.
- 2Inter-American Commission on Human Rights, “Persons Deprived of Liberty in Nicaragua,” October 5, 2020, http://www.oas.org/en/iachr/reports/pdfs/Nicaragua-PPL-en.pdf.
- 3UN Human Rights Council, Report of the independent international fact-finding mission on the Bolivarian Republic of Venezuela, A/HRC/48/69 (December 28, 2021).
- 4UN Human Rights Council, Report of the independent international fact-finding mission on the Bolivarian Republic of Venezuela, A/HRC/45/33 (September 25, 2020).
- 5Gareth H. Jenkins, “From Politicization to Monopolization? The AKP’s New Judicial Reforms,” Turkey Analyst 4, no. 3 (February 7, 2011), https://www.turkeyanalyst.org/publications/turkey-analyst-articles/item….
- 6Freedom House, “Turkey,” in Freedom in the World 2023, https://freedomhouse.org/country/turkey/freedom-world/2023.
- 7Nóemi Lévy-Aksu, “Turkish Constitutional Court rules that the convictions of Academics for Peace violate their rights,” London School of Economics and Political Science Department of Gender Studies, January 2020, https://www.lse.ac.uk/gender/news/2020/Turkish-Constitutional-Court-rul….
- 8Amnesty International, “Tunisia: President’s moves to shut down High Judicial Council pose grave threat to human rights,” February 8, 2022, https://www.amnesty.org/en/latest/news/2022/02/tunisia-presidents-moves….
- 9Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, “Tunisia: Presidential decrees undermine judicial independence and access to justice, says UN expert,” July 15, 2022, https://www.ohchr.org/en/press-releases/2022/07/tunisia-presidential-de….
- 10Human Rights Watch, “Tunisia: President Intensifies Attacks on Judicial Independence,” February 27, 2023, https://www.hrw.org/news/2023/02/27/tunisia-president-intensifies-attac….
- 11Interview with a former Tunisian political prisoner who requested anonymity, July 2023.
- 12Interview with a representative from the Center for Defenders and Justice, July 2023.
- 13Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, “Thailand: UN rights expert concerned by the continued use of lèse-majesté prosecutions,” February 6, 2017, https://www.ohchr.org/en/press-releases/2017/02/thailand-un-rights-expe…; “Compare civilian and military courts when dealing with lese majeste cases,” Prachatai, December 3, 2014, https://prachataienglish.com/node/4554.
- 14İnsan Hakları Ortak Platformu, “21 July 2016-20 March 2018 State of Emergency in Turkey: Updated Situation Report,” April 17, 2018, https://www.ihop.org.tr/en/wp-content/uploads/2018/04/SoE_17042018.pdf.
- 15Turkey Tribunal, “Mass Dismissals of Judges and Prosecutors in Turkey of Post-Coup Period,” April 21, 2022, https://turkeytribunal.org/actuality/mass-dismissals-of-judges-and-pros….
- 16“Tunisia Cuffs Two Former Judges,” Voice of America, February 13, 2023, https://www.voaafrica.com/a/tunisia-cuffs-two-former-judges/6960771.html.
- 17Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, “Tunisia: Judges’ right to association and protest must be respected, say UN experts,” September 14, 2022, https://www.ohchr.org/en/press-releases/2022/09/tunisia-judges-right-as….
- 18See, for example, interviews with Christopher Hernandez-Roy, Senior Fellow and Deputy Director, Americas Program, Center for Strategic and International Studies, August 2023; Tamara Taraciuk Broner, Rule of Law Program Director for Inter-American Dialogue, August 2023; and Franz von Bergen, Venezuelan journalist, June 2023.
- 19Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, “Venezuela: UN expert condemns further sentence against Judge Afiuni, says clearly act of reprisal,” March 26, 2019, https://www.ohchr.org/en/news/2019/03/venezuela-un-expert-condemns-furt….
- 20“Clash between Constitutional and appeals courts raises concerns over rule of law in Turkey,” Associated Press, November 9, 2023, https://apnews.com/article/turkey-high-courts-clash-imprisoned-lawmaker…; Media and Law Studies Association (MLSA), “Constitutional crisis - Can Atalay Controversy in the Judiciary,” November 9, 2023, https://www.mlsaturkey.com/en/constitutional-crisis-can-atalay-controve….
- 21UN Human Rights Council, Detailed findings of the independent international factfinding mission on the Bolivarian Republic of Venezuela, A/HRC/48/CRP.5 (September 16, 2021); interview with a Tanzanian civil society actor who requested anonymity, July 2023.
- 22Human Rights Watch, “Venezuela: Implement Inter-American Court Ruling,” September 20, 2011, https://www.hrw.org/news/2011/09/20/venezuela-implement-inter-american-….
- 23Amnesty International, “Tanzania: Withdrawal of individual rights to African Court will deepen repression,” December 2, 2019, https://www.amnesty.org/en/latest/press-release/2019/12/tanzania-withdr….
Perspectives
L’emprisonnement politique et les tactiques de mort civile sont des outils très efficaces utilisés par les dirigeants autoritaires et antidémocratiques pour écarter de la société leurs critiques les plus virulents. Les mesures de mort civile étant plus subtiles, les employer contre les opposants leur permet en outre d’échapper à l’attention des observateurs extérieurs et au tollé souvent suscités par l’emprisonnement politique. Dans chacun des six pays examinés, nous avons constaté que les opposants au gouvernement qui menaient diverses activités en faveur de la démocratie et des droits fondamentaux étaient confrontés à l’emprisonnement politique et à des méthodes de mort civile. Nous avons également observé que ces manœuvres destinées à les exclure de la société allaient de pair avec un recul démocratique marqué.
En dépit du dédale d’épreuves auxquels les défenseurs des droits humains, les militants prodémocratie, les journalistes, les opposants politiques, les manifestants et les citoyens ordinaires font face ou risquent de faire face dans les régimes à tendance autocrate, le travail d’individus courageux déterminés à révéler et à combattre les abus autoritaires nous donne des raisons d’espérer. Malgré des risques considérables, les organisations de la société civile rendent compte des violations des droits et viennent en aide aux victimes ; les avocats de la défense plaident la cause de clients qui croupissent en prison, font l’objet de poursuites absurdes ou sont soumis à des interdictions de voyager arbitraires ; les familles dénoncent l’incarcération injuste de leurs proches et les mauvais traitements qu’ils subissent, cherchent des solutions et militent pour leur libération, et, ce faisant, nouent des liens avec d’autres personnes à la situation tout aussi épouvantable. Dans les tribunaux, les juges et procureurs impartiaux encore en poste continuent de veiller à l’application régulière de la loi et de s’opposer aux persécutions politiques, mais les risques qu’ils prennent en adoptant cette posture montrent bien à quel point il est important d’éviter l’érosion de l’indépendance judiciaire avant qu’elle ne s’amorce.
Ces différents efforts viennent rappeler aux défenseurs de la démocratie que la lutte pour la liberté n’est jamais vaine, même quand les obstacles se multiplient. Les acteurs internationaux et les gouvernements démocratiques devraient apporter leur contribution et s’employer à obtenir la libération inconditionnelle des prisonniers politiques, entre autres mesures destinées à appuyer les activités de plaidoyer locales.
Malheureusement, les difficultés auxquelles se heurtent les prisonniers politiques et leurs familles ne disparaissent pas après la remise en liberté. Il convient donc aussi de leur fournir des ressources sur le long terme, notamment pour leur assurer une prise en charge médicale et psychosociale. En attendant, reconnaître les tactiques moins visibles qui constituent une condamnation à la mort civile et les mettre en lumière pourrait déjà rendre ces restrictions plus compromettantes pour ceux qui y ont recours. Il ne s’agit là que de quelques-unes des mesures à prendre pour contrer l’autoritarisme et éviter de futures vagues de répression.
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